Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Abracadablog
Abracadablog
Publicité
Archives
12 février 2010

Les barbares

Le quartier s'était lové sur lui-même, appesanti et calme,engourdi par le froid. Une épaisse brume l'enveloppait d'humidité, une masse infinie de nuages jaillie du canal de l'Ourcq, qui serpentait tout près, et de la Marne, séparé de lui par d'inquiétants étangs, où des vies parfois venaient se perdre. No man's land toujours vainqueur de timides projets d'aménagement en parcs, bases de loisir. Un peu campagne, un peu marais, lande déserte, lieu hanté par le malheur, la solitude, la tristesse, royaume des batraciens et des poissons-chats, où posaient quelques pêcheurs sans conviction, des caravanes de Gitans isolées, des silhouettes fantomatiques, apparaissant et disparaissant derrière de maigres bosquets, pauvre végétation poussée ça et là dans la douleur. Toutes ces eaux sombres de l'hiver s'élevaient en vapeur vers le ciel, s'unissaient et, de leur élan sans force, retombaient pesamment sur la ville, sur notre quartier, s'accrochaient aux arbres, s'enroulaient autour des immeubles, dont les formes s'effaçaient peu à peu.
A la nuit tombante, les lampes, les néons des appartements, les phares des voitures avaient des airs de lucioles mourantes, sentant l'impuissance de leur luminosité. Dansantes taches jaunâtres trouant timidement l'envahissante pénombre. On devinait, plus qu'on ne voyait, des ombres se mouvant d'un point à un autre, du centre commercial vers cet immeuble, de l'école vers cet autre immeuble, de l'arrêt de bus vers celui-ci. Aucune ne s'attardait, aucun prétexte ne les retenait dehors. La rue était abandonnée, les alentours souvent bruyants des bâtiments étaient étonnamment silencieux, de ce silence qui inquiète quand on n'y est pas habitué, qui empêche de dormir. Les enfants braillards, les ados hurleurs s'étaient, eux aussi, fondus dans le silence. Les éternels piliers d'immeuble, ces cariatides désœuvrées, parfumées de shit, avaient abandonné leur poste et leur immobilité songeuse, au risque de voir chaque édifice s'écrouler sans la présence rassurante de leurs épaules, un peu voûtes et ogives. La vie refluait vers les appartements, refuges chaleureux. Une présence étrangère la menaçait, une maladie sans nom, présence rampante qui contaminait l'air de miasmes délétères. Les journaux, la télé l'avaient annoncée. Personne n'avait pris la chose au sérieux. Ces médias sont si blagueurs, si joueurs. Pourtant elle était là, arrogante, insultante. La rumeur rapportait qu'elle avait apparence humaine, un troupeau discipliné d'êtres aux formes floues, à la carnation synthétique, noire, ou bleue. Chacun de leur pas était martèlement du sol, comme pour laisser l'empreinte de leur passage. Les barbares avaient investi le quartier.

zup2Quand étaient-ils arrivés ? A la nuit sans doute. Découverts avec effroi à l'ouverture matinale des volets. Que venaient-ils faire chez nous ? Il n'y avait rien à piller ici; tout l'avait été déjà, sournoisement, méthodiquement, dans l'ordre des choses. Le temps des terribles Vikings remontant la Seine, puis la Marne, et emmenant en esclavage toute la population de la ville était révolu. Dis siècles déjà. Les nouveaux barbares, que voulaient-ils, à rester là stupidement, sans mouvement qui indiquât une intention, une action concrète ? Des verrues posées sur une peau douce et lisses, kystes suintants et puants. De vraies taches dans le décor. Par groupes serrés, on les voyait arpenter les rues, les squares, les allées, devenus lieux désolés, comme au sortir d'une épidémie ravageuse. Le mal était là.
Le bruit cadencé des bottes est toujours effroyable. Le cliquetis des casques où se dissimule la bêtise irritera toujours les oreilles sensibles. Une insulte proférée, une provocation. Provocation en duel, entre vous et nous ? Auriez-vous cette grandeur d'âme, cette noblesse ? Non, pas sûr. Nous sommes des êtres patients, et intelligents, ne vous déplaise. Vos chiens lâchés auront beau aboyer ... Chiens de troupeau, aux aguets, à l'affût des brebis galeuses et indisciplinées. Nous avons à offrir nos sourires, notre dédain dans un rictus, notre orgueil, notre mépris. Vous vouliez la rue ? Si froide, si humide, si sombre, on vous l'offrait volontiers. Au chaud derrière nos vitres, on pouvait vous contempler, tout petits dans vos véhicules blindés et grillagés, qui polluaient l'atmosphère. Je les imaginais, craintives chenilles noires, progressant prudemment dans la torpeur du petit matin, en file serrée, glissant sur le bitume de la longue avenue qui s'enfonçait en plein cœur du quartier, leurs petites têtes casquées pivotant à droite et à gauche, attentives aux immeubles qui s'élevaient sur leur passage, les dominant de toute leur hauteur, véritable canyon de béton. Elles arrivèrent sans encombre, étonnées et soulagées, pouvant prendre position. Qu'allait-il se passer dès lors ? On les avait mises en garde : "Dans ces édifices affreux se terrent des hordes sauvages et leurs enfants - les sauvageons -, prêts à jaillir par les portes, les fenêtres, les caves, les égouts, et à fondre sur la ville pour tout ravager." Mais rien ne bougeait, pas le moindre signe, pas le moindre mouvement. Que faisaient-ils donc derrière ces hauts remparts gris ? Sans doute fomentaient-ils quelque mauvais coup, un plan d'attaque sournois. Alors quoi, sortez ! ... Les sauvages dans leur repaire regardaient la télévision, rêvassaient à de lointains horizons, se douchaient, lisaient, écoutaient de la musique, mangeaient, faisaient l'amour, se disputaient, s'habillaient, pissaient, se déshabillaient, se lavaient les mains, riaient, dormaient, pleuraient, vivaient ... Une ruse certainement, une diversion. Les fourbes.

Alors les entités casquées prirent confiance. Leur démonstration de force avait réussi, leur puissance s'était imposée, triomphalement. Nous les tolérions. L'énergie a ses priorités qu'elle ne peut dépenser en futilités. Vous n'étiez qu'un passage, une parenthèse. Vous ne fûtes entraves à rien. Les plus sauvages redeviendront sauvages dès votre départ. Aviez-vous pour mission d'être solution ? Réponse de riches à la misère : une main qui se tend, se ferme, se fait poing et tape.
L'hiver finirait, vous emportant comme un brumeux souvenir. Le soleil reviendrait réchauffer les cours d'eau, les bleuir, redonner vigueur à la vie, au quartier.

ZUP

Fred Morisse

A l’heure où tombent une à une les barres et les tours, que des quartiers entiers sont redessinés, où les Zone ne sont plus à Urbaniser en Priorité, mais à éradiquer, les souvenirs se réapproprient le béton. Quant politiques et urbanistes, sociologues et archi­tectes s’interrogent, cherchent qui a failli, quoi et quand, qu’ils se renvoient la balle, la vie continue sur le bitume qui se délabre. Une vie faite d’histoires, drôles quelques fois, pathétiques ou dramatiques, de ces petites histoires qui font la vie des grands ensembles.

Parmi toutes ces histoires que j'ai dévorées en en rien de temps, un pastiche du Dormeur du val de Rimbaud

Le Dormeur de Beauval

Ville atone, Cité aux noms de morts illustres.
Insignifiance urbaine, effroi d'architecture.
Réverbères ployés : succédanés de lustres.
Graffitis, injures ou mots d'amour : peintures.

Caves : sous-sols où l'on imite De Quincey,
Antres où l'amour est donné, parfois violé.
Pénombres fétides aux relents opiacés.
Un corps, raide et froid, gisait inarticulé

Parmi les détritus et les flaques d'urine.
Un gosse, jean délavé, baskets délacées,
Belle face livide, yeux cerclés, révulsés,

Joues bleues perlées de sang coulant de sa narine,
Les bras maigres, osseux et pleins de petits trous.
Le long de son corps : une seringue à deux sous.


zup1

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité