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25 décembre 2009

La crèche vivante

benniIl y a des villages dont le nom est lié à une grande bataille, d'autres à une certaine variété de truffe, des villages qui deviennent célèbres parce qu'ils ont donné naissance à un poète, à un acteur, à un maffieux. Il y a des villages connus pour un monastère ou un carnaval, un vin ou une série de vengeances, il y a des villages dont nous nous souvenons parce qu'on y a jeté une bombe atomique, ou à cause d'un crime horrible, ou à cause d'un gâteau typique, ou d'une sortie d'autoroute.
Depuis toujours mon petit village, même s'il est divisé entre blasphémateurs et bigots, est célèbre pour sa crèche vivante.
De toutes les crèches, la plus bizarre dont je me souvienne est celle du Noël d'il y a vingt ans. Exactement un an avant le tremblement de terre, lorsqu'il tomba un mètre de neige pendant une semaine et que Morgante, le chauffeur routier, quitta la route à cause du verglas, s'arrêtant au bord d'un ravin, comme en témoigne l'ex-voto exposé à la maison du peuple. Comme je l'ai déjà dit la mise en scène de la nativité a toujours fait notre renommée, surtout à cause de la rivalité avec les autres villages créchistes de la vallée. A l'époque, le comité de la crèche était composé de don Carambola, responsable de la conformité historique et religieuse de la représentation, ainsi que de Penna, le maire, responsable de l'exécution et de la sécurité, et de Luciana la couturière, scénographe et costumière. Hélas, tous les trois ont aujourd'hui disparu, et ils n'ont jamais été remplacés dans nos cœurs. Cette année-là nous voulions faire les choses en grande pompe parce que le village limitrophe de Castelchiaro avait annoncé une crèche sensationnelle sponsorisée par le supermarché Lampadaires, avec des lumières partout, et un ange clignotant. Ils avaient aussi la meilleure Sainte Vierge, une jouvencelle qui pouvait rester immobile pendant des heures sans ciller : nous étions sûrs qu'ils la droguaient. Montevello, le village au-dessus du notre, possédait un atout : deux cents brebis vivantes autour de l'étable. Après la représentation la place était tapissée de merde, mais l'effet était assuré. Ca' di Basso avait le meilleur enfant Jésus, un nain qui chantait avec une voix mélodieuse, et le meilleur bœuf, un mastodonte blanc qui soufflait de la vapeur comme une cheminée d'usine. Nous devions donc rivaliser avec tout ce déploiement de moyens pour trouver tous les ans de nouvelles idées. Morgane proposa :
- Faisons la crèche dans un camion, la Sainte Famille dans la cabine, le bœuf et l'âne dans la remorque.
- Oui, et Dieu en agent de la circulation, commenta don Carambola, agacé.
Mais Ato, l'idiot du village, s'écria :
- Moi, ça me plairait !
Et comme don Carambola écoutait souvent Ato, il fit une concession : le jour de l'épiphanie, au lieu d'arriver à dos de chameau, les Rois Mages arriveraient en camion. Les préparatifs commencèrent. Mais cette année-là, tout fut difficile, et nous eûmes bien du mal à trouver les personnages principaux. La crèche vivante, comme on a coutume de le dire, brûle ses stars. Maria Carmela, qui depuis trois ans incarnait la Viege, s'était retrouvée enceinte, non de l'Esprit-Saint, mais d'un aubergiste laïque. Il aurait fallu élire une miss Sainte Vierge, mais ce n'était pas facile car c'était un village de vieux et de vieilles. Certains proposèrent aussitôt Ludmilla.
- Mais c'est une étrangère ! objectèrent les bigotes. En plus on raconte que dans son village elle circulait armée.
- Elle vient toujours à la messe, c'est une vraie travailleuse et c'est une jeune fille charmante, répondit don Carambola.
Pendant qu'il disait "une jeune fille charmante", c'était comme si devant sa soutane défilait le sous-titre "une sacrée belle pétasse". Ce fut ainsi que, à la barbe des traditionalistes et des xénophobes, nous choisîmes pour la première fois une Sainte Vierge blonde et étrangère. Pour Joseph, chaque année le choix était de plus en plus compliqué. Le saint d'il y a quelques années, par exemple, avait pris une cuite et on l'avait retrouvé endormi dans la mangeoire : la Vierge était furieuse. Le Joseph de l'année suivante était un brave garçon, mais sa fausse barbe tombait toujours, il était un peu gay et faisait de l'œil à l'ange. On trouva enfin un Joseph parfait, barbe fauve, yeux clairs, ouvrier catholique, ébéniste. Mais il se maria et pris vingt kilos : au bout d'un an, il était parfait dans le rôle du bœuf. On engagea alors un Joseph d'un autre village, grosse barbe noire, regard halluciné.Malheureusement il était allergique à la paille. Au bout de deux minutes, il se mit à éternuer comme un obus, et un lapilli de morve très visible atterrit sur la tête de l'enfant. Après quoi, il fut pris d'une crise d'asthme et commença à enfler. On l'emporta sur une civière. Et donc, cette année-là, Morgante proposa son collègue Donato. Il avait beau être un Méridional, il était grand et blond, avec une barbe hirsute.
- Non, dit le curé, ce type jure comme un charretier tous les matins, dès l'heure du cappuccino.
- Mais c'est un brave garçon, travailleur et respectueux du code de la route, dit le maire.
- S'il promet de ne pas proférer de jurons, ça ira, concéda don Carambola.
- Il n'en est pas question, répondit Donato quand on lui fit la proposition. Je ne vais pas me faire chier, planté dans le froid, un bâton à la main, avec un moutard qui chiale dans la paille. Et va savoir quelle grenouille de bénitier jouera la Sainte Vierge ...
- Ce sera Mlle Ludmilla, dit la couturière Luciana, avec un regard flamboyant et paranymphe.
- Ludmilla, la blonde, celle qui bosse chez le boulanger ?
- Elle-même.
- Alors, si vous n'avez personne d'autre ... dit Donato.
Après quoi il alla réparer son carburateur, car rien ne le défoulait autant que de tremper les mains dans le cambouis. Il se donna des coups de marteau sur trois doigts, cassa un tournevis et épuisa ainsi son quota de jurons de tout le mois, puis il se présenta tranquillement devant Luciana la couturière. Il fut équipé d'un gilet de mouton, de sandales à lanières et d'un bâton. Le gilet était un repaire d'insectes, les lanières lui étranglaient les mollets, le bâton puait la merde. Mais Donato oublia toute odeur et tout embarras quand Ludmilla fit son apparition. Le voile bleu ciel lui couvrait la moitié du visage, mais l'autre moitié suffit pour actionner les pistons dans le cœur de Donato.
On les plaça côte à côte dans la cabane, avec l'enfant Jésus, incarné cette année-là par un certain Luigino, celui qui, plus tard, se spécialisa dans les agressions de pompistes. Une grande chute de neige chorégraphique commença, mais les deux époux ne s'en aperçurent pas ; ils se regardaient, extasiés. Le bœuf eut une crise de chiasse et péta sur tous les tons du pentagramme, mais les deux autres ne s'en aperçurent même pas. L'enfant Luigino, fils de forgeron, et donc robuste, mais non athermique, commença à prendre une teinte bleuâtre, qu'ils ne remarquèrent pas plus que le reste. Ce fut l'ange, c'est à dire Augusto, pizzaiolo dans la vie terrestre, qui signala que l'enfant avait besoin qu'on le réchauffe.
On glissa une couverture chauffante dans la paille, tout faillit brûler mais, naturellement, les deux amoureux s'en aperçurent.
Joseph et Marie furent donc incités par don Carambola à plus de concentration, et quand onze heures sonnèrent, tout était prêt. Devant la cabane, éclairée par les phares du camion de Morgante, étaient disposés plusieurs figurants, entre autres douze bergers avec brebis sur les épaules. Comme toujours Ato était le plus mal loti, la sienne lui chiait sans arrêt dans le cou. Il y avait aussi les porteuses d'eau, le dormeur, et les deux paysannes avec des œufs. Morgante, dans le rôle d'un bucheron lisait L'Unità pour tuer le temps et fut réprimandé. L'ange oscillait, la comète, ornée de paillettes par la couturière Luciana, brillait de mille feux. Le bœuf et l'âne avaient été calmés après un début de bagarre ; le bœuf avec une overdose de lentilles, l'âne avec une mystérieuse injection du vétérinaire.
Résultat : le bœuf rotait et l'âne ronflait. Les deux principaux interprètes demandèrent s'ils pouvaient aller boire quelque chose de chaud. A minuit, quand la procession des spectateurs arriva devant la crèche, certains remarquèrent que Joseph avait une trace de rouge à lèvres sur son col, et la Vierge plusieurs épillets et fétus de paille sur son voile, sûrs indices de cabrioles. Mais c'était Noël, ils furent pardonnés. Le Jour de l'an, ils vivaient déjà ensemble. Pour l'épiphanie, les Rois mages firent leur entrée triomphale à bord du camion. Il n'y avait que Gaspard et Balthazar : Melchior, ivre, était tombé de la caisse. Mais ce fut quand même un succès. Comme le dit Morgante, complètement bourré et triomphant :
- C'était une crèche parfaite. Il ne manquait que Lénine.
Don Carambola fit comme s'il n'avait rien entendu.

benni1

Stefano Benni

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Commentaires
C
On l'aura un jour, on l'aura ...
F
Encore un bouquin que va adorer Marieln !<br /> :)
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