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23 janvier 2012

Le facteur 3

gazouillis

Sur Gazouillis (Twitter, pour les anglophones), les abonnés donnent, en 140 caractères un aphorisme, une petite phrase, une impression, une pensée, une connerie, bref, quelque chose de plus ou moins profond, de plus ou moins drôle, mais quelque chose de bref.

Il arrive parfois que de talentueux babilleurs gazouillent, par morceau de 140 caractères ou moins, une histoire, c'est ce que les anglophones (encore eux) appellent une TweetStory. Un des plus interessant dans cet exercice est Nicolas Delesalle qui sévit sous le pseudo de KoliaDelesalle.

Généralement, je crée sur mon blog "Les gazouillis de Claudius" un billet "hors série", et parfois, d'un de ces "hors série" je ferai un billet ici, sur le blog principal.

Voici le premier, en 62 gazouillis :

  1. Mon cousin courait dans la prairie. Il fonçait vers l'objectif et moi j'étais immobile et tremblant.
  2. Une bise tiède penchait les fleurs sauvages et les herbes hautes. J'avais peur. J'avais peur du facteur 3.
  3. Jusque-là, on avait toujours échoué. C'était pas faute de minutie, de travail, d'abnégation. On ne laissait jamais rien au hasard.
  4. Mais à chaque fois, ça foirait. Quand on arrivait près de la capsule jaune, on ouvrait et puis on serrait les poings de rage. Facteur 3.
  5. On avait bien bossé la propulsion, un mélange de salpêtre (nitrate de potassium) et de sucre blanc (glucose) qu'il avait fallu équilibrer.
  6. Moi je me niquais les doigts en grattant les vieux murs pour récupérer le salpêtre. Mon cousin s'occupait de la construction.
  7. La première fusée était constituée d'un morceau de bambou renforcé par des plaques métalliques et équipés d'ailerons en carton dur.
  8. Avec le temps, on a fini par comprendre que tout ce bordel était beaucoup trop lourd. On a viré le métal.
  9. L'allumage était à la fois sommaire et élégant. Une courte mèche reliée au fil dénudé d'un boitier de commandes de train électrique.
  10. On tournait le bouton. La décharge enflammait la mèche qui foutait le feu à la poudre.
  11. Au début, on mettait trop sucre et pas assez de salpêtre. Une fois, on a ajouté du soufre. Pour voir. Boum.
  12. On a perdu pas mal de fusées, explosées au quatre coins de la prairie.
  13. Nos pères gueulaient qu'on allait foutre le feu. Ils n'avaient pas tort. On a du éteindre une demi-douzaine de débuts d'incendies.
  14. Les mères disaient rien. Faut dire qu'elles n'étaient pas là quand on tirait les fusées. Notre calendrier dépendait de leurs absences...
  15. Mon cousin s'est arrêté de courir. Il était à cent mètres de moi. Je voyais ses cheveux bouclés agités par le vent.
  16. Dans le ciel, la fumée du vol se dispersait assez rapidement, créant des volutes blanches qui traçaient de belles figures.
  17. J'aimais bien lancer les fusées les jours de vent parce que les volutes dessinaient des trucs fous et éphémères.
  18. Mon cousin est resté immobile un instant juste assez long pour que ça me paraisse une putain d'éternité. Et puis, il s'est agenouillé...
  19. Moi j'avais la gorge sèche et les mains moites. Il doit y a avoir un tuyau qui relie la gorge et les mains et qui répartit l'humidité.
  20. Un jour, enfin, on a réussi à faire décoller une fusée. Cent mètres de haut.
  21. Parachute en sac Prisunic au bout de la trajectoire. On s'est sauté dans les bras. Le bonheur absolu.
  22. Bon le parachute s'est déchiré et la fusée est tombée comme un missile à dix mètres de nous mais on était tellement contents.
  23. On a vite résolu le problème en sacrifiant la toile d'un gros cerf-volant. Papa a fait la gueule. C'était son cadeau de Noël.
  24. N'empêche, trois tirs plus tard, on récupérait notre fusée après un vol magnifique. Tant pis si je m'étais brûlé un doigt à l'allumage.
  25. On a bu du coca-cola et bouffé des pépitos pour fêter ça. Les pères ont dit bravo les gars. On n'était pas peu fiers.
  26. Les mères n'en ont jamais rien su et franchement c'est pas plus mal.
  27. C'est quand on est passé aux vols habités que ça a commencé à vraiment merder.
  28. Pour la partie habitable, on a utilisé une capsule Kinder. On a installé un tapis de mousse dedans. On voulait un truc confortable.
  29. On a même creusé un petit hublot avec un peu de grillage devant. La classe internationale.
  30. J'ai voulu décorer avec des étoiles, mais mon cousin m'a dit : « T'es fou, on n'est pas des filles. »
  31. Et puis on a installé dans la capsule jaune notre premier astronaute. Une sauterelle. On l'a choisie robuste.
  32. La sélection a été rude, enfin surtout pour les premières. C'était l'Etoffe des sauterelles.
  33. De longues pattes vertes, de belles antennes, un gros abdomen, un large thorax : voilà les qualités requises pour voler haut.
  34. Une fois installée, la première sauterelle nous a regardés à travers le grillage du hublot. On l'a baptisée Laïka.
  35. Je me souviendrai toute ma vie du dernier regard de Laïka, la première sauterelle astronaute.
  36. Y'avait du défi et de la crainte dans ses têtes d'épingle. Comme si elle savait qu'elle avait 200 grammes de poudre au cul.
  37. On a accroché le parachute plié à la capsule et puis on l'a installée dans le nez de la fusée, un dôme en plastique.
  38. Quand on a récupéré Laïka après le vol, on était aussi tristes que les mecs de la Nasa quand ils ont perdu Apollo 1.
  39. Je peux pas décrire l'état de la sauterelle après ce premier vol habité parce que je veux pas choquer les âmes sensibles.
  40. Ça faisait cinq minutes que mon cousin était agenouillé. Je ne voyais plus que ses cheveux dépasser des herbes hautes et des fleurs sauvages.
  41. Je me demandais ce qu'il foutait, c'était quand même pas bien compliqué d'ouvrir une capsule Kinder.
  42. Je devais plisser les yeux parce que le soleil était quasiment suspendu au dessus de l'horizon et il tabassait sévère.
  43. Et puis enfin, mon cousin s'est relevé. Il s'est retourné. Il faisait la gueule. Je sentais que c'était pas bon. Et puis il a crié.
  44. "FACTEUR 3 !"
  45. J'ai pas vraiment entendu, parce que le vent portait sa voix dans le mauvais sens. Mais j'ai compris quand même.
  46. J'ai ressenti un truc qui hésitait entre l'abattement et la mélancolie, l'envie de pleurer ou de pisser de colère.
  47. Faut pas se mentir. On a perdu beaucoup de sauterelles. 100 % d'entre elles en fait.
  48. On a multiplié les tentatives. On en a bouffés des Kinder.
  49. A chaque fois, ça me faisait mal au coeur et je savais pas si c'était à cause du chocolat ou du destin des sauterelles.
  50. On a essayé de comprendre ce qui déconnait. Je consignais nos hypothèses dans un carnet dédié à nos expériences.
  51. Peut-être qu'elles mourraient à cause de la force centrifuge ?
  52. Peut-être qu'elles mourraient asphyxiées dans leur petite capsule exigüe planquée dans le dôme ?
  53. Peut-être qu'elles cramaient tout simplement ? On avait bien remarqué des traces de combustion sur leurs petits cadavres verts.
  54. Après de nombreux autres essais, on est arrivé à la conclusion que c'était probablement la conjonction des trois facteurs.
  55. Force centrifuge, asphyxie, combustion : facteur 3.
  56. On a rajouté du coton. On a creusé un deuxième hublot. On a mis de la crème solaire pour isoler la capsule du feu. En vain.
  57. Quand mon cousin est revenu à côté de moi, on s'est regardé sans rien dire. On a commencé à ranger le bordel.
  58. C'était le dernier jour des vacances d'été. La fin de notre programme spatial.
  59. On est rentré à la maison et en chemin, mon cousin a dit : « L'année prochaine, on essaie avec les coccinelles. »
  60. Prévenues par les sauterelles, les coccinelles ont dû passer une sale année dans la torpeur de la prairie.
  61. Mais l'année suivante, l'enfance était passée. On était trop grands pour avoir envie de faire décoller des fusées.
  62. On préférait décoller nous-mêmes en regardant les filles qui marchaient sur le bord de la piscine publique.


Nicolas Delesalle

Post Scriptum :

J'ai reproduit cette tweet-story le lendemain de sa parution sur "Gazouillis". Quelques jours après, Nicolas Delesalle a eu l'excellente idée de faire un blog avec ses petites histoires. Je laisse tout de même ce billet (à moins qu'il me demande de le supprimer si jamais il passe pas là), ne serait-ce que pour vous donner envie d'aller lire ses petites histoires qui font le bonheur des gazouilleurs; elles seront en principe regroupées là >>> àpeuprèsrien, un blog de KoliaDelesalle.

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