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15 janvier 2015

Une vie de merde

Son père croyait lui avoir trouvé un beau parti : "Ta belle-famille a un joli héritage : la gestion de 100 maisons." Sevanti a donc rejoint l'Etat de Madhya Pradesh, où elle a découvert en même temps un homme et un métier, celui des femmes de sa nouvelle famille : nettoyeuse de wada ou fosses sèches, c'est-à-dire ramasseuse d'excréments. Au Rajasthan, Sona a connu la même expérience : "Je ne savais pas comment faire. Le premier jour, mon pied a glissé. Je suis tombée dans un bain de merde. Je suis rentrée chez nous en pleurant. Le lendemain, mon mari est venu m'apprendre." Badambai se souvient, elle, de sa première fois sous la pluie : "Je portais sur la tête un panier d'osier avec les excréments récoltés. Tout a fondu sur moi, sur mes cheveux, sur mes habits. Je sentais mauvais. A force je perds mes cheveux et j'ai des maladies de peau."

ramasseuse

En Inde, "ramasseuse de merde"est une charge hériditaire que se transmettent les femmes. Depuis des siècles, cette tradition pèse sur les dalits, les "intouchables". Ceux-là sont en dessous de l'échelle hiérarchique des castes, décrétée par l'hindouisme, interdite par la Constitution, mais plus que jamais vivace au sein de la société, puisqu'elle a une légitimité religieuse, les dalits payant le prix des karmas de leurs vies antérieures. Aujourd'hui, et même si cela est interdit par la loi, un dalit est puni s'il marche sur l'ombre d'un membre d'une caste supérieure, il lui est défendu d'entrer dans un temple et même de partager avec les autres les accès aux points d'eau : il est intrinsèquement porteur de pollution.

Impossible d'échapper à la tradition des "ramasseuses de merde", quand bien même, en mai dernier, le Premier Ministre Narenda Modi haranguait ainsi les foules : "Construire des toilettes modernes est plus méritant qu'édifier un temple." Avec quelques collègues, Gangashri a bien essayé de se révolter "Les hommes des castes supérieures ont menacé nos maris : si nous ne reprenions pas le travail, ils les battraient, nous chasseraient de l'enclos (où vivent les intouchables), interdiraient à nos bêtes l'accès aux pâturages et à nous, le ramassage de bois pour cuisiner."Nous ne vous laisserons pas vivre en paix", ont-ils dit. Nous sommes retournées aux wada".

Le phénomène est loin d'être anecdotique. 665 millions d'Indiens n'ont pas accès à des installations sanitaires correstes : 9,6 millions de maisons sont équipées de wada, les autres se débrouillent comme ils peuvent, déféquant dans les champs, les rues, sur les trottoirs. Et des millions de femmes ramassent. Depuis son indépendance, en 1947, l'Inde a adopté des dizaines de lois (la dernière remonte à 2013) pour moderniser les sanitaires et interdire le métier de "ramasseuse de merde". C'est une question de santé publique, mais ces lois n'ont jamais été appliquées.  Y compris par les collectivités locales : des dizaines de milliers de mairies, écoles et centres administratifs sont équipés de wada, et des femmes se transmettent la charge de les vider à la main, puis d'en transporter le contenu sur leur tête, dans des corbeilles en osier. Elle reçoivent rétribution pour ce travail : après leur tournée, elles viennent récupérer les restes de nourriture. Vu qu'elles sont "intouchables", les chapatis (galettes de pain) entamés sont jetés à terre, elles les ramassent. Pour les fêtes, elles recoivent parfois des vieux chiffons. L'une des patronnes de Rekhabai lui avait promis l'équivalent de 15 centimes d'euro par mois. Elle n'en a jamais vu la couleur.

Les équipes de Human Rights Watch, qui ont enquêté et mis en lumière ce phénomène, ont demandé aux ramasseuses pourquoi elles ne portent pas plainte, puisqu'une loi existe. Les réponses ont été invariables : les policiers refusent de recevoir ces plaintes, les considérant injustifiées. Et puis, ils ne laissent pas toujours entrer ces "femmes qui puent" dans les commissariats.

Des mères, elles-mêmes ramasseuses de merde, ont compris un jour pourquoi leurs filles allaient à l'école si tôt : elles nettoyaient les wada avant l'arrivée des autres élèves. Elles sont venues se plaindre, elles ont été chassées à coups de bâtons, et leurs filles condamnées à être soulevées 50 fois du sol par les oreilles pour s'être plaintes. L'affaire est arrivée jusqu'au ministre de l'Education ; elle a quand même été enterrée. Le plus terrible est, sans doute, que personne n'y peut rien.

Djénane Kareh Tager

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