Une question d'équilibres

La télévision annonçait presque chaque semaine l'arrivée de l'ouragan "Loup", faisait des prévisions catastrophiques, mais l'ouragan n'arrivait pas, et au pays des petits cochons tout le monde s'était habitué à ces fausses larmes, tout en comprenant bien, d'après de nombreux signes du ciel, que l'ouragan devait éclater un jour ou l'autre.

Les trois petits cochons, en attendant, construisaient leur maison. Deux d'entre eux travaillaient dur pour les achever à temps, et accablaient de reproches le dernier qui, à dire vrai, ne faisait rien. Il restait allongé sur un amoncellement de pierres, de tuiles, de planches, de poutres, et ne montrait aucune envie de se mettre au travail. Peut-on, lui disaient les deux autres, être aussi peu raisonnable ? Tu ne te soucies donc pas de l'avenir ? Ne sais-tu pas que, quand le Loup arrive, il faut une maison solide pour se mettre à l'abri ? Et ils lui disaient encore : tu n'as donc aucun projet, aucun plan ? Ignores-tu que, pour construire  , il faut un programme ?

Lorsque les deux petits cochons eurent achevé leurs maisons, ils se mirent à la fenêtre pour profiter de la fraîcheur. Ils virent leur petit frère dormant tranquillement dans une espèce de niche qui s'était formée par hasard dans le tas désordonné de matériaux de construction, et ils ne purent s'empêcher de rire. Comment pouvait-on se comporter de la sorte, tout en connaissant le péril qui menaçait ? De temps en temps, un petit écoulement secouait le monceau de pierres et de bois, qui se rétablissait aussitôt de lui-même, occasionnant tout au plus une gêne passagère au petit cochon qui s'y était réfugié, en l'obligeant à se déplacer un peu d'un côté ou de l'autre.

Puis, pour la énième fois, la télévision annonça l'arrivée de l'ouragan, confirmée par le ciel. Les deux petits cochons prévoyants s'enfermèrent dans leurs maisons bien construites et plaignirent leur petit frère, certainement voué à une fin peu enviable. L'ouragan "Loup" arriva, se déchaîna, mis sur la paille, d'un seul souffle terrible, des familles entières, et détruisit des maisons sur un vaste rayon, y compris celles des deux petits cochons. Les maisons solides furent d'ailleurs celles qui subirent les dégâts les plus importants, car, observa-t-on, à peine un seul élément de l'édifice s'écroulait, comme il était solidement uni à tous les autres, il les emportait toujours avec eux dans sa chute. En revanche, le refuge du troisième petit cochon passa d'un état de demi-stabilité à un autre état de demi-stabilité, et le petit cochon se tira d'affaire avec quelques bleus.

Certains, prenant précisément cet évènement pour prétexte, formulèrent une Théorie de la Catastrophe, définie comme "chute brutale d'un certain état d'équilibre à un autre état d'équilibre". Outre que c'était là un fait incontestable, cette idée plut beaucoup, car elle laissait les choses (et les maisons) telles qu'elles étaient. Mais elle n'eut de succès qu'au pays des petits cochons et ne tranquillisa que les âmes cochonnesques.

Raffaele La Capria, traduit de l'italien par Jean-Marc Mandosio

Comments

[diane]

Ahhhhhhhhhhhhh j'aime ça... beau petit moment de lecture.