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5 février 2011

Tout bouge autour de moi

Me voilà au restaurant de l'hôtel Karibe avec mon ami Rodney Saint-Eloi, éditeur de Mémoire d'encrier, qui vient d'arriver de Montréal. Au pied de la table, deux grosses valises remplies de ses dernières parutions. J'attendais cette langouste (sur la carte c'était écrit homard) et Saint-Eloi, un poisson gros sel. J'avais déjà entamé le pain quand j'ai entendu une terrible explosion. Au dé but j'ai cru percevoir le bruit d'une mitrailleuse (certains diront un train), juste dans mon dos. En voyant passer les cuisiniers en trombe, j'ai pensé qu'une chaudière venait d'exploser. Tout cela a duré moins d'une minute. On a eu huit à dix secondes pour prendre une décision. Quitter l'endroit ou rester. Très rares sont ceux qui ont fait un bon départ. Même les plus vifs ont perdu trois ou quatre précieuses secondes avant de comprendre ce qui se passait. Moi, j'étais dans le restaurant de l'hôtel avec des amis, l'éditeur Rodney Saint-Eloi et le critique Thomas Spear. Spear a perdu trois précieuses secondes parce qu'il voulait terminer sa bière. On ne réagit pas tous de la même manière. De toute façon, personne ne peut prévoir où la mort l'attend. On s'est tous les trois retrouvés à plat ventre, au centre de la cour. Sous les arbres. La terre s'est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s'agenouiller. Ils n'explosent pas, ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. Soudain on voit s'élever dans le ciel d'après-midi un nuage de poussière. Comme si un dynamiteur professionnel avait reçu la commande expresse de détruire une ville entière sans encombrer les rues afin que les grues puissent circuler.

laferriere

En voyage, je garde toujours deux choses sur moi : mon passeport (dans une pochette accrochée à mon cou) et un calepin noir où je note tout ce qui traverse mon champ de vision ou ce qui me passe par l'esprit. Alors que j'étais par terre, je pensais aux films catastrophe, me deamandant si la terre allait s'ouvrir et nous engloutir tous. C'était la terreur de mon enfance. On s'est réfugiés sur le terrain de tennis de l'hôtel. Je m'attendais à entendre des cris, des hurlements. Rien. On dit en Haïti que tant qu'on n'a pas hurlé, il n'y a pas de mort. Quelqu'un a crié que ce n'était pas prudent de rester sous les arbres. En fait, c'était faux, car pas une branche, pas une fleur n'a bougé malgré les quarante-trois secousses sismiques de cette première nuit. J'entens encore ce silence.

Une secousse de magnitude 7,3 n'est pas si terrible. On peut encore courir. C'est le béton qui a tué. Les gens ont fait une orgie de béton ces cinquantes dernières années. De petites forteresses. Les maisons en bois et en tôle, plus souples, ont résisté. Dans les chambres d'hôtel souvent exiguës, l'ennemi, c'est le téléviseur. On se met toujours en face de lui. Il a foncé droit sur nous. Beaucoup de gens l'ont reçu sur la tête.

L'ennemi n'est pas le temps mais toutes les choses qu'on a accumulées au fil des jours. Dès qu'on ramasse une chose, on ne peut plus s'arrêter. Car chaque chose appelle une autre. C'est la cohérence d'une vie. On retrouvera des gens près de la porte. Une valise à côté d'eux.

laferriere1

Une femme se promène avec un bébé en pleurs. Je le prends dans mes bras pour le bercer. Il me dévore de ses yeux noirs de souris effrayée. Une attention si soutenue qu'elle finit par m'intimider. La femme raconte qu'elle est sa nourrice. Ses parents sont au travail. Elle venait de lui donner son bain quand la pièce s'est mise à tanguer. Elle n'arrêtait pas de se cogner partout, sans toutefois lacher le bébé. Elle tente de quitter l'immeuble par l'escalier. Bloqué. Elle revient alors dans la chambre et parvient à poser le bébé en équilibre sur le chambranle de la fenêtre avant de se laisser glisser jusqu'au balcon de l'étage inférieur. Après, elle grimpe sur une chaise pour reprendre le nourisson qui, étonnament, n'avait pas bougé, comme s'il comprenait la gravité de la situation. Dès qu'elle l'a eu de nouveau dans les bras, il s'est mis à hurler, comme si on l'écorchait vif, pendant deux heures. Puis ses parents sont arrivés en trombe. J'ose à peine imaginer leur angoisse durant le trajet. Ils ont laissé la voiture, portières ouvertes, au milieu de la rue. La nourrice leur a rendu le bébé et ils ont dansé, avec cette joie sauvage, en le tenant serré contre eux. Une nouvelle secousse a rompu la petite fête.

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Commentaires
F
Il me le faut celui-là !
D
Woww Dany Laferrière a un parcours assez spécial, dure dure vie avant d'être naturalisé québécois et d'écrire! Maintenant il va bien. Mais déteste l'hiver.<br /> <br /> Il écrit si bien.
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