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18 octobre 2009

Une vente exceptionnelle

cauchemarDans la salle, beaucoup d'écrivains âgés. Quelques-uns plus jeunes, venus peut-être par curiosité. Des avocats également. Plusieurs greffiers, quelques archivistes. Des antiquaires, évidemment. Ils sont tous venus, car la vente est exceptionnelle. L'évènement était annoncé de longue date. L'exposition a tenu les promesses du catalogue et même plus. Personne ne veut manquer l'extraordinaire rareté qui constitue le clou de ces enchères.
Le commissaire-priseur en a prévu la vente seulement en toute fin de séance. Chacun le sait. Tous sont pourtant là dés l'ouverture. Pour ne rien manquer. Il est vrai que les lots dispersés sont de qualité.
Les premières adjudications furent intéressantes, mais sans plus. Un stylo de Gide, une punaise de Léautaud, un élastique ayant appartenu à Jouhandeau, trouvèrent rapidement preneurs sans susciter d'enthousiasme
A mesure la tension commença à monter. Une virgule ayant servi à Voltaire fut finalement adjugée au-dessus des plus fortes estimations. A patir de là, le crescendo fut rapide. Des guillemets de Beaumarchais, une parenthèse de Proust, un trait d'union de Balzac, une série de points de suspension de Stendhal se virent âprement disputés.
L'atmosphère devint électrique quand on en vint aux pièces uniques. Une majuscule de Montaigne, ne figurant pas dans les Essais, remporta un vif succès. Une véritable bataille se livra entre deux académiciens pour une apostrophe attribuée à Shakespeare. Le record fut atteint par un accent circonflexe ayant appartenu successivement - hasard à peine croyable - à Diderot, Sade et Barres.
Bien des merveilles, en quelques dizaines de minutes, trouvèrent acquéreurs à des prix faramineux. L'excitation était à son comble quand fut présentée cette chose extraordinaire pour laquelle ils étaient tous venus.
Il s'agissait d'un point final. De toute beauté : définitif, anonyme, sans appel, et n'ayant jamais servi. D'une impeccable facture : dense, noir, parfaitement circulaire. On aurait dit qu'il était neuf. Luisant, bien découpé, prêt à clore une œuvre à la première demande.
Tous les regards étaient rivés sur lui. Les vieux écrivains en rêvaient depuis longtemps. Ils le redoutaient aussi, évidemment, mais chérissaient en secret le signe ultime qui pourrait enfin mettre un terme à leur oeuvre, cause d'autant de tourments que de joies. Les jeunes espéraient que le peu qu'ils avaient écrit prendrait une nouvelle valeur, une sorte de densité tragique, si un point final s'y inscrivait déjà.
En fait, aucun d'entre eux n'avait encore jamais vu un tel point. C'est pourquoi, sans doute, ils le dévoraient des yeux, avec une sorte d'avidité muette.
Au moment d'ouvrir les enchères, le commissaire-priseur fut surpris de voir l'un des écrivains les plus âgés se lever, et quitter la salle à pas lents. En quelques instants, tous en firent autant, sans un mot. Le vendeur se retrouva avec son point final. Personne n'en voulait.

Roger-Pol Droit
Un si léger cauchemar

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Commentaires
A
J'ai cru un instant, un bref instant seulement qu'ils allaient lui foutre son point dans la gueule, à ce commissaire priseur méprisant.
S
Je m'en fiche, mais à un point ... inimaginable q:)
F
Celui-là, il me le faut !
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