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5 décembre 2007

Chagrin d'école

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[...]

Donc, j'étais un mauvais élève. Chaque soir de mon enfance, je rentrais à la maison poursuivi par l'école. Mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres. Quand je n'étais pas le dernier de ma classe, c'est que j'en étais l'avant-dernier. (Champagne !). Fermé à l'arithmétique d'abord, aux mathématiques ensuite, profondément dysorthographique, rétif à la mémorisation des dates et à la localisation des lieux géographiques, inapte à l'apprentissage des langues étrangères, réputé paresseux (leçons non apprises, travail non fait), je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport, ni d'ailleurs aucune activité parascolaire.
- Tu comprends ? Est-ce que seulement tu comprends ce que je t'explique ?
Je ne comprenais pas. Cette inaptitude à comprendre remontait si loin dans la nuit de mon enfance que ma famille avait imaginé une légende pour en dater les origines : mon apprentissage de l'alphabet. J'ai toujours entendu dire qu'il m'avait fallu une année entière pour retenir la lettre a; La lettre "a" en un an. Le désert de mon ignorance commençait au-delà de l'infranchissable "b".
- Pas de panique, dans vingt-six ans il possèdera parfaitement son alphabet.
Ainsi ironisait mon père pour distraire ses propres craintes. Bien des années plus tard, comme je redoublais ma terminale à la poursuite d'un baccalauréat qui m'échappait obstinément, il aurait cette formule :
- Ne t'inquiète pas, même pour le bac on finit par acquérir des automatismes ...
Ou, en septembre 1968, ma licence de lettres enfin en poche :
- Il t'aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l'agrégation ?
Cela dit sans méchanceté particulière. C'était notre forme de connivence. Nous avons assez vite choisi de sourire, mon père et moi.

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Mais revenons à mes débuts. Dernier-né d'une fratrie de quatre, j'étais un cas d'espèce. Mes parents n'avaient pas eu l'occasion de s'entraîner avec mes aînés dont la scolarité, pour n'être pas exceptionnellement brillante, s'était déroulée sans heurt.
J'étais un objet de stupeur, et de stupeur constante car les années passaient sans apporter la moindre amélioration à mon état d'hébétude scolaire.
"Les bras m'en tombent" , " je n'en reviens pas", me sont des exclamations familières, associées à deux yeux d'adulte où je vois bien que mon incapacité à assimiler quoi que ce soit creuse un abîme d'incrédulité.
Apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi.
- Tu es complètement bouché !
Un aprés-midi de l'année du bac (une des années du bac), mon père me donnant un cours de trigonométrie dans la pièce qui nous servait de bibliothèque, notre chien se coucha en douce sur le lit, derrière nous. Repéré, il fut sèchement viré :
- Dehors , le chien, dans ton fauteuil !
Cinq minutes plus tard, le chien était de nouveau sur le lit. Il avait juste pris le soin d'aller chercher la vieille couverture qui protégeait son fauteuil, et de se coucher sur elle. Admiration générale, bien sûr, et justifiée : qu'un animal pût associer une interdiction à l'idée abstraite de propreté et en tirer la conclusion qu'il fallait faire son lit pour jouir de la compagnie des maîtres, chapeau, évidemment, un authentique raisonnement ! Ce fut le sujet de conversation familiale qui traversa les âges. Personnellement, j'en tirai l'enseignement que même le chien de la maison pigeait plus vite que moi. Je crois bien lui avoir murmuré à l'oreille :
- Demain, c'est toi qui va au bahut, lèche-cul.

[...]

Deux messieurs d'un certain âge se promènent au bord du Loup, leur rivière d'enfance. Deux frères. L'auteur et son frère Bernard.

[...]

J'annonce à Bernard que je songe à écrire un livre sur l'école ; non pas sur l'école qui change dans la société qui change, comme a changé cette rivière, mais, au coeur de cet incessant bouleversement, sur ce qui ne change pas, justement, sur une permanence dont je n'entends jamais parler : la douleur partagée du cancre, des parents et des professeurs, l'interaction de ces chagrins d'école.

- Vaste programme ... Et comment vas-tu t'y prendre ?

- En te cuisinant, par exemple. Quels souvenirs gardes-tu de ma propre nullité, disons ... en maths ?

Mon frère Bernard était le seul membre de ma famille à pouvoir m'aider dans mon travail scolaire sans que je me verrouille comme une huître. Nous avons partagé la même chambre jusqu'à mon entrée en cinquième où je fus mis en pension.

- En math ? Ça a commencé avec l'arithmétique, tu sais ! Un jour je t'ai demandé quoi faire d'une fraction que tu avais sous les yeux. Tu m'as répondu automatiquement : "Il faut la réduire au dénominateur commun." Il n'y avait qu'une fraction, donc un seul dénominateur, mais tu n'en démordais pas : "Faut la réduire au dénominateur commun !" Comme j'insistais : "Réfléchis un peu, il n'y a là qu'une seule fraction, donc un seul dénominateur", tu t'es foutu en rogne : " C'est le prof qui l'a dit ; les fractions, faut les réduire au dénominateur commun !"

[...]

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Le fait est. Je n'imprimais pas, comme disent les jeunes d'aujourd'hui. Je ne captais ni n'imprimais. Les mots les plus simples perdaient de leur substance dès qu'on me demandait de les envisager comme objet de connaissance. Si je devais apprendre une leçon sur le massif du Jura, par exemple (plus qu'un exemple, c'est, en l'occurrence, un souvenir très précis), ce petit mot de deux syllabes se décomposait aussitôt jusqu'à perdre tout rapport avec la Franche-Comté, l'Ain, l'horlogerie, les vignobles, les pipes, l'altitude, les vaches, les rigueurs de l"hiver, la suisse frontalière, le massif alpin ou la simple montagne. Il ne représentait plus rien. Jura, me disais-je, Jura ? Jura ... Et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n'en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, jusqu'à la totale décomposition du goût et du sens, mâcher, répéter, Jura, Jura, jura, jura, jus, rat, jus, ra ju ra ju ra jurajurajura jusqu'à ce que le mot devienne une masse sonore indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâreux d'ivrogne dans une cervelle spongieuse ... C'est ainsi qu'on s'endort sur une leçon de géographie.

- Tu prétendais détester les majuscules.

Ah ! Terribles sentinelles, les majuscules !
Il me semblait qu'elles se dressaient entre les noms propres et moi pour m'en interdire la fréquentation. Tout mot frappé d'une majuscule était voué à l'oubli instantané : villes, fleuves, batailles, héros, traités, poètes, galaxies, théorèmes, interdits de mémoire pour cause de majuscule tétanisante. Halte là, s'exclamait la majuscule, on ne franchit pas la porte de ce nom, il est trop propre, on n'en est pas digne, on est un crétin!

Précision de Bernard, le long de notre chemin :

- Un crétin minuscule !

Rire des deux frères.

- Et plus tard, rebelote avec les langues étrangères : je ne pouvais pas m'ôter de l'idée qu'il s'y disait des choses trop intelligentes pour moi.

- Ça te dispensait d'apprendre tes listes de vocabulaire.

- Les mots d'anglais étaient aussi volatils que les noms propres ...

- ...

- ...

- Tu te racontais des histoires, en somme.

Oui, c'est le propre des cancres : ils se racontent en boucle l'histoire de leur cancrerie : je suis nul, je n'y arriverai jamais, même pas la peine d'essayer, c'est foutu d'avance, je vous l'avais bien dit, l'école n'est pas faite pour moi ... L'école leur paraît un club très fermé dont ils s'interdisent l'entrée. Avec l'aide de quelques professeurs, parfois.

- ...

- ...

Deux messieurs d'un certain âge se promènent le long d'une rivière. En bout de promenade ils tombent sur un plan d'eau cerné de roseaux.

Bernard demande :

- Tu es toujours aussi bon, en ricochets ?

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Né au Maroc d'un père officier de la Coloniale, Daniel Pennacchioni grandit en Afrique et en Asie du sud. Il obtient sa maîtrise de lettres à Nice et commence par être professeur dans un collège de Soissons. Il s'installe à Belleville, qu'il se plaira à décrire dans ses romans. En 1973, il publie son premier essai, 'Le Service militaire au service de qui ?', un pamphlet sur le service national. Puis il écrit pour les enfants. En 1985, il donne le jour à la famille Malaussène avec "au bonheur des ogres". Il y impose son style : rythmé, glissant, espiègle. L'alchimie se produit et avec ce qui devient la saga des Malaussène naît une potion de succès. Potion qu'il épice en 1992 par un essai sur la lecture, "Comme un roman", dans lequel il définit les droits du lecteur. Il écrit "Chagrin d'école" en 2007.

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Daniel Pennac


Crédit
: les photos d'école sont de Robert Doisneau

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Commentaires
L
Dans mon ecole à LA VOULTE(07) il y avait un gros poêle à bois.l'instituteur etait mr MOULIN il y avait aussi la classe de mr JOUVE nous avions tous des blouses grises avec ton article je me revois dans la cour de l'ecole avec mes copains, la plupart sont encore present dans mon esprit et j'ai des photos de classe merci pour le voyage dans le passé.
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