La disparition des pommes
Au début, personne n'y avait prêté attention. Quelques illuminés seulement étaient au courant. Quand ils commençaient à prêcher, tout le monde haussait les épaules.
Il faut dire qu'à l'époque leur idée paraissait folle.
- Il faut faire disparaître les pommes ! Toutes les pommes doivent être anéanties, tous les pommiers, jusqu'au dernier !
Voilà ce qu'ils ne cessaient de crier, sur tous les tons.
Leurs affiches représentaient une pomme barrée, ou bien une succession de globes terrestres devenant de plus en plus brillants et radieux au fur et à mesure que les pommiers qui parsemaient les continents disparaissaient. Sans pomme, la terre allait enfin resplendir.
Leur raisonnement était simple. Puisque une pomme avait permis au serpent de tenter Eve, il fallait ôter au Mal ce moyen d'entrer dans le monde. Faute de pouvoir éradiquer le Mal lui-même, il fallait lui enlever son intermédiaire. Plus de pommes, et le Malin serait en échec à jamais !
C'était tellement stupide que personne ne pouvait imaginer un succès. Après quelques années timides et stagnantes, les militants anti-pommes connurent pourtant un succès foudroyant. Ils menèrent des campagnes de boycott réussies contre les ordinateurs Apple, contre le cidre, le jus de pomme, les compotes, la ville de New York, et entamèrent un vaste mouvement d'arrachage des pommiers.
- Un pommier en moins, de l'avenir en plus.
La formule couvrait les murs, s'affichait partout. Elle s'inscrivait sur des T-shirts, des casquettes, des bracelets. De gros moyens financiers étaient mobilisés sans que l'on sût d'où ils provenaient. Les pépinières étaient saccagées, les pépins brûlés. Les amateurs de pommes se firent clandestins. On cultivait les fruits dans des vallées d'accès difficile, protégées par des troupes de guetteurs. Le transport se faisait la nuit, à dos d'homme, dans des sacs d'apparence banale. Les trafiquants qui se faisaient prendre risquaient leur peau.
Longtemps, la situation empira, régulièrement, jusqu'au résultat que nous connaissons : plus aucune pomme sur terre.
Toutefois, du point de vue de l'existence du Mal, on put constater que cette disparition demeurait tout à fait sans conséquence.
*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*
Ce texte est le neuvième d'une série de cinquante qui composent ce très plaisant petit livre (222 pages). On entre dans un autre univers que le quatrième de couverture décrit comme inattendu, désopilant et déglingué, inquiétant et poétique, quelque part entre polar, conte philosophique et science-fiction.
Hélas, ça se lit très vite. C'est normal, vous venez à peine d'apprendre comment les philatélistes d'Alaska se transmettent les timbres, qu'on vous annonce que Che Guevara mène une vie paisible de retraité dans la banlieue d'Helsinki, que les goûts, les substances, les saveurs, les odeurs disparaissent alors que les phrases continuent à parler de ce qui est évanoui et que vous faites connaissance avec Arcimboldo Bacigalupo (et de son frère jumeau qui porte le même prénom que lui), l'inventeur du gel à fixer le temps.
Un livre difficile à quitter avant la fin et dans lequel il convient de se replonger lorsqu'on se fatigue du cartésianisme de la société.